Le « budget vert » français : un essai à transformer
30 janvier 2021 l Danièle Lamarque – Présidente du Comité Carnot
Apprécier l’impact des finances publiques sur l’environnement est devenu une nécessité pressante avec l’aggravation des crises climatiques et plus encore, la récente pandémie. La France vient de prendre une initiative intéressante à cet égard, avec l’élaboration d’un « budget vert » qui accompagne le projet de loi de finances pour 2021, et qui recense les recettes et les dépenses ayant un impact environnemental « significatif », positif mais aussi, ce qui est plus original, négatif.
Cette démarche, promue par l’OCDE au One Planet Summit de Paris en 2017, conférence internationale de haut niveau sur le changement climatique, vise à évaluer la compatibilité des budgets avec les objectifs environnementaux. Sa mise en oeuvre française, d’initiative parlementaire, est ambitieuse, puisqu’elle vise à couvrir à la fois le budget, la fiscalité et les dépenses fiscales. Or on sait que ces dernières, qui sont pourtant l’outil privilégié des pouvoirs publics dans les domaines de l’énergie et de l’environnement, sont mal recensées et d’une efficacité limitée : la Cour des comptes dressait en septembre 2016 un constat sévère dans son rapport sur « l’efficience des dépenses fiscales relatives au développement durable » : documents budgétaires parcellaires, informations approximatives sur les coûts, retards dans le suivi des dépenses, écarts considérables entre la prévision et l’exécution. Elle évaluait à 6,9 Md€ en 2015 le montant des dépenses fiscales consacrées à l’environnement, contre 4,9 Md€ de fiscalité ayant le même objectif, et notait leur croissance rapide, avec un nombre de dispositifs multiplié par 2 entre 2010 et 2015 ; s’ajoute à cela l’absence d’étude d’impact préalable à l’établissement des dépenses fiscales, majoritairement acquises par la voie d’amendements parlementaires.
Un effort de méthode et des lacunes à combler
L’impact des mesures budgétaires est apprécié sur six axes environnementaux, qui correspondent aux engagements de la France en matière environnementale : lutte contre le changement climatique, adaptation au changement climatique, gestion durable des ressources en eau, transition vers une économie circulaire et prévention des risques, prévention de la pollution, et préservation de la biodiversité et gestion durable des espaces naturels, agricoles et forestiers. Chaque mesure est cotée de -1 à 3.
Les constats issus du budget vert sont nuancés. D’abord, la très grande majorité des dépenses budgétaires (plus de 90%) sont neutres pour l’environnement. Le peu qui reste a des effets mitigés : 38,1 Md€ des dépenses sont dites « vertes », c’est-à-dire favorables à l’environnement sur au moins un axe environnemental, 4,7 Md€ sont « mixtes », favorables à l’environnement sur un moins un axe mais ayant des effets négatifs sur un ou plusieurs autres axes (comme le transport ferroviaire, vert pour les émissions de GES mais brun pour l’impact des infrastructures physiques sur la biodiversité) et 10 Md€ ont un impact défavorable sur au moins un axe environnemental sans avoir un impact favorable par ailleurs ; ce sont surtout des dépenses fiscales (7,2 Md€, notamment 5,1 Md€ de TICPE sur les carburants).
Le budget vert français est donc un indéniable progrès. Mais cette avancée demande à être prolongée et complétée. D’abord parce que le budget vert ne couvre pas tout le champ des dépenses fiscales : près de 10 Md€ de niches en sont exclues, concernant en particulier la détaxation du kérosène pour les avions, tandis que sont considérées comme neutres les aides accordées aux secteurs automobile et aéronautique. Le fait que la Stratégie nationale bas carbone adoptée par la France ne soit pas retenue comme référence, introduit également un biais dans l’évaluation.
En second lieu, comme il s’agit du budget de l’Etat, l’impact des finances locales sur l’environnement en est exclu. Or les collectivités territoriales jouent un rôle important en matière de développement durable. En charge des services publics de l’eau et de l’assainissement et de l’élimination des déchets ménagers, deux domaines qui représentent chacun plus de 30 % des dépenses de protection de l’environnement, elles ont également reçu des compétences dans le domaine énergétique : les lois « Grenelle de l’environnement » de 2009 et 2010 leur permettent d’intervenir en faveur de la maîtrise de l’énergie et dans le domaine de la production utilisant des sources d’énergies renouvelables. Quelques unes ont d’ailleurs pris des initiatives pour « verdir » leurs budgets.
Enfin un budget, par nature annuel, a du mal à apprécier l’impact sur l’environnement de mesures dont les effets s’exercent sur des périodes assez longues : parce qu’il faut du temps pour adapter les modes de production et de consommation, et permettre l’évolution des comportements et des mentalités.
Ces limites étaient anticipées. La mission chargée de la définition de la méthode reconnaissait elle-même que l’évaluation des effets environnementaux des recettes et des dépenses « ne pourrait être réalisée que progressivement, sous l’égide du Haut Conseil pour le Climat », et qu’elle impliquerait « le développement d’outils robustes et le renforcement des études d’impact pour les mesures nouvelles. »
Si la démarche est innovante, elle s’inscrit toutefois dans un processus plus ancien initié par l’ONU en 1992, à la Conférence sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro, et fortement relayé par l’Union européenne.
Mieux comprendre les interactions entre l’économie et l’environnement
L’insuffisance des indicateurs économiques traditionnels, comme le PIB, a été fréquemment relevée, par exemple par la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi. Sous l’impulsion des Nations Unies, relayées par la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE et l’Union européenne, ont ainsi été définis des outils normalisés de comptabilité environnementale qui ont donné lieu à la construction du Système européen de rassemblement de l’information économique sur l’environnement (SERIEE) en 1994, sous l’égide d’Eurostat, l’agence statistique européenne rattachée à la Commission. Les Comptes économiques européens de l’environnement définissent ainsi des normes communes aux États membres pour la collecte, l’élaboration, la transmission et l’évaluation des comptes, pour 64 activités économiques, plus les ménages. Les États membres établissent leurs comptes selon ces normes et les transmettent tous les ans à la Commission, via Eurostat.
Cette comptabilité européenne a un effet déterminant d’incitation et d’harmonisation au sein des États membres. Un rapport de la Cour des comptes européenne de 2019 (Les comptes économiques européens de l’environnement pourraient être encore plus utiles aux responsables politiques) reconnaît sa validité, tout en relevant les améliorations nécessaires, notamment : évaluer les coûts-avantages liés à la mise au point d’un cadre intégré ; compléter le cadre (qui ne comprend toujours pas les comptes forestiers, des écosystèmes et de l’eau) ; accélérer les délais de transmission des données (actuellement de 2 ans).
On note également, à la lecture de ce rapport, que la France est en retard pour la transmission de données du module des « biens et services spécifiquement conçus et produits pour la protection de l’environnement ou pour la gestion des ressources » (83% de données manquantes en 2017) et, ce qui est plus rare, pour les « comptes des dépenses de protection de l’environnement » (72% de données manquantes, alors même que la France publiait dès 2006 un document budgétaire sur l’effort de l’État en faveur de l’environnement).
La relation entre politiques économiques et environnementales fait donc l’objet d’approches déjà en partie normalisées, et largement diffusées par l’OCDE : revues de dépenses ou spending reviews comme celle des Pays Bas sur la qualité de l’air en 2019, conditionnalité environnementale attachée aux décisions d’investissement, définition d’une « valeur tutélaire » du carbone permettant d’évaluer la tonne de CO2 évitée dans l’analyse socioéconomique des investissements publics.
Des objectifs contradictoires
Le principal écueil à l’efficacité des dispositifs financiers appliqués à l’environnement demeure toutefois la contradiction entre des objectifs de protection de l’environnement, et des objectifs de soutien sectoriels. Les exemples sont multiples. L’aide à la construction de logements neufs, même s’ils répondent à des normes écologiques, encourage l’artificialisation des sols. L’usage des bio-carburants, qui contribue à diminuer les gaz à effet de serre, est susceptible d’effets négatifs à long terme, puisque les biocarburants sont incorporés à des carburants conventionnels et contribuent au maintien de technologies utilisant les énergies fossiles (ce qu’on appelle le « verrou technologique »). On sait aussi que les mesures de bonus-malus faites pour encourager les consommateurs à acheter des véhicules moins polluants, en accroissant le volume des ventes, développent la production de CO2. Les dépenses fiscales diminuant le coût des carburants pour divers secteurs économiques (agriculture, transport routier, pêche, taxis…) ou géographiques (outre-mer, montagne) ont un impact défavorable sur l’environnement, dans la mesure où elles soutiennent la consommation d’énergies fossiles polluantes. Le domaine de l’énergie, où se déploient la majorité des dispositifs financiers en lien avec l’environnement, est ainsi le lieu d’expression privilégié de ces contradictions : 70% des émissions de CO2 liées à l’énergie échappent à tout impôt, tandis que les carburants les plus polluants sont les moins taxés.
Le principe du pollueur-payeur, qui paraît pourtant légitime pour fonder une politique environnementale, se heurte ainsi aux contraintes économiques et aux réalités de la vie des gens, comme l’a montré la révolte des Gilets jaunes.
Une nouvelle prise de conscience ?
La préoccupation du développement durable, dans sa triple dimension économique, sociale et environnementale, est apparue clairement avec l’édiction des 17 Objectifs de développement durable (ODD) définis par l’ONU en 2015, et dont l’évaluation à l’horizon 2030 se poursuit sur la base de cibles et indicateurs renseignés par tous les pays. La dimension environnementale y apparaît prédominante. La pandémie de la Covid-19 a mis davantage encore en évidence l’interaction des problématiques de santé publique et d’environnement, leur vulnérabilité aux modes de production et d’échanges et la difficile maîtrise de ces phénomènes dans un monde ouvert ; la notion d’« anthropocène » exprime cette conscience que l’action humaine a une influence déterminante sur l’écosystème terrestre, et qu’il lui incombe donc désormais d’en pallier les effets.
Ces interactions et la conscience d’une forme d’urgence invitent à reconnaître aux objectifs environnementaux un statut particulier : à la fois prédominant dans la hiérarchie des objectifs d’une action publique, et transversal à toutes les politiques. L’enjeu environnemental s’introduit ainsi dans tous les dispositifs, aussi bien le plan de relance français, qui lui consacre 30% de ses interventions, que celui de l’Union européenne. Le financement des investissements doit intégrer la dimension environnementale, et les entreprises justifier de critères illustrant le respect des objectifs environnementaux. Les banques centrales se préoccupent de la capacité du système financier à supporter les risques induits par le changement climatique et les évolutions des modes de production et de consommation. La « finance verte » est née.
Des réels progrès ont donc été réalisés dans les années récentes pour la prise en compte de l’enjeu environnemental dans l’action publique. L’évaluation de l’impact des concours financiers sur l’environnement, certes difficile, reste néanmoins l’enjeu principal des années à venir, tant pour informer plus sûrement la décision publique que pour mieux en apprécier les conséquences.
La revue Gestion et finances publiques, qui célèbrera son centenaire en 2021, consacrera un colloque à ce thème : « les Finances publiques au service du développement durable : des outils adaptés aux enjeux ? »