Personnes âgées et Covid-19 : quels fondements juridiques pour organiser une solidarité dans l’Union européenne ?
30 janvier 2021 l Anne Meyer-Heine – Maître de conférence HDR à l’IEP d’Aix en Provence – Spécialiste des questions européennes
Depuis bientôt un an, les personnes âgées sont appelées à être particulièrement vigilantes compte tenu des risques qu’elles encourent face au coronavirus. Il est capital de venir en aide aux séniors, personnes vulnérables, lorsque le confinement est nécessaire et même quand ces derniers sont autorisés à se déplacer. En effet, il convient de limiter les risques auxquels ils sont particulièrement exposés.
Un mouvement spontané de solidarité
Dans l’Union européenne, nombre d’opérations de volontariat et d’assistance aux plus fragiles ont vu le jour. Des plateformes en ligne se sont organisées pour fédérer cette aide. Voisins, membres d’associations ou simples volontaires, de nombreux citoyens proposent bénévolement leurs services : livrer les courses ou les médicaments aux aînés, contacter les personnes isolées par téléphone afin de les rassurer et de maintenir le lien social, transporter gratuitement les séniors vers une grande surface ou chez le médecin… Certains supermarchés réservent des créneaux horaires spécifiques à la population âgée, afin de limiter les risques de contagion. En fonction des situations et des États, différentes solutions sont proposées en liaison avec les services à domicile, pour approvisionner les personnes âgées et satisfaire les besoins essentiels (toilette, lever, ménage…). Il est important de soutenir les personnes âgées : certaines se voient contraintes de ne plus recevoir de visites des membres de leur famille lorsqu’elles sont hébergées en EHPAD ou en maison de retraite. Il convient de renforcer la communication et de tout mettre en œuvre pour les contacter régulièrement, afin de les rassurer et de tempérer leur sentiment de solitude.
On peut se demander si des mesures ambitieuses ne peuvent pas être envisagées par l’Union européenne pour protéger de façon coordonnée les personnes âgées dans les différents États membres. Les traités européens permettent-ils d’organiser une telle solidarité au sein de l’UE ? Cette valeur, inhérente à toute démocratie, a-t-elle les moyens d’être portée et mise en avant en Europe ? Les séniors ont besoin de soutien dans la situation de crise sanitaire générée par la COVID 19 et l’Union européenne peut garantir cela.
La solidarité, un principe inscrit dans le droit européen
La notion de solidarité peut être traduite en termes juridiques et soutenue par des dispositions des traités de l’UE, fondatrices de la construction européenne. Le traité d’Amsterdam marque une étape essentielle : il introduit en 1999, dans l’article 13 relatif au principe d’interdiction des discriminations, une référence à l’âge et fournit expressément une base juridique à l’Union européenne pour agir. Parallèlement à l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam,
dans le cadre de l’« Année internationale des personnes âgées » 1, la Commission européenne a adopté une communication intitulée « Vers une Europe pour tous les âges. Promouvoir la prospérité et la solidarité entre les générations » 2 dont l’objectif est de proposer une stratégie nouvelle, fondée sur la solidarité et l’équité entre les générations. De nombreuses étapes marquent la prise de conscience par les États et les institutions de l’Union de l’importance d’adopter des instruments juridiques pour protéger les personnes âgées et promouvoir une assistance. Elles inscrivent les notions de solidarité et de vieillissement actif dans le champ des compétences de l’Union.
« Sans solidarité, point d’Union européenne. La solidarité est à la fois un fondement de la construction européenne et une condition de son développement » 3. Selon la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, l’intégration européenne doit résulter de la création de « solidarités de fait ». Le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’UE fait référence à la solidarité et la place parmi les valeurs « indivisibles et universelles » sur lesquelles se fonde l’Union. La solidarité fait également l’objet du titre IV de cette Charte qui la mentionne parmi les valeurs communes aux Etats membres. L’article I-3 du traité établissant une Constitution pour l’Europe, relatif aux objectifs de l’Union, indiquait que l’Union « contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples ».
Le traité de Lisbonne s’inscrit dans la continuité du traité établissant une Constitution pour l’Europe. Plusieurs dispositions reprennent le terme de solidarité et garantissent des dimensions diverses à cette notion. Dans le préambule du TUE, les Etats se déclarent « désireux d’approfondir la solidarité entre les peuples » et « l’article 2 TUE […] fait (de la solidarité) un des éléments caractérisant la société à laquelle il se réfère, reprenant en cela la formule de l’article I-2 du traité établissant une Constitution pour l’Europe » 4. L’article 3 §3 mentionne parmi les buts de l’Union « la solidarité entre les générations ». Selon l’article 21 §1 TUE, « l’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde (et notamment la) solidarité […] ». L’article 24, inséré dans le chapitre II relatif à la politique étrangère et de sécurité commune, souligne la nécessité de solidarité mutuelle des États membres dans l’action extérieure 5. Enfin, l’article 31 du même chapitre prévoit que « dans un esprit de solidarité mutuelle », les États membres s’abstiennent de toute action susceptible d’entrer en conflit avec l’action de l’Union ou d’y faire obstacle.
La solidarité apparaît également dans le TFUE. L’article 67 relatif à la politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures est « fondé[…] sur la solidarité entre États membres ». L’article 80 confirme que ces politiques « et leur mise en œuvre sont régies par le principe de solidarité ». Selon l’article 194, la politique de l’Union
dans le domaine de l’énergie est élaborée « dans un esprit de solidarité ». L’article 222 prévoit une « clause de solidarité » entre les États membres en cas d’attaque terroriste et de catastrophe naturelle ou d’origine humaine. Ainsi, la solidarité se présente comme un des objectifs de la construction européenne ; on la retrouve mentionnée dans de nombreuses dispositions des traités en tant que fondement de diverses politiques européennes.
La doctrine a elle aussi considéré la solidarité comme un principe fondateur de l’Union 6. La solidarité serait « la base même de l’appartenance à une Communauté fondée sur le droit » 7. La Cour a confirmé cette analyse et souligné que la solidarité entre États membres était le fondement ou l’un des fondements de l’ordre juridique communautaire 8.
« Le droit, en ce qu’il est général, accorde des droits identiques à tous et veille à ce que chacun puisse en bénéficier. Le droit en ce qu’il est réaliste et humaniste tient compte des vulnérabilités et cherche à les compenser. Méconnaître l’un ou l’autre de ces principes est source de discrimination pour les séniors » 9. La solidarité à l’égard des personnes âgées suppose de considérer a priori ces dernières comme des personnes à part entière et de supprimer les obstacles qui les séparent du reste de la société. La solidarité sous-tend depuis toujours la construction communautaire 10. En effet, « la dimension transnationale du plan Schuman servait […] un intérêt interne important […] : le défi de la « fraternité » et le besoin de pardon, d’amour et de grâce […]. [Toutefois] la mobilisation en Europe est la plus forte lorsque l’intérêt direct de l’individu est en jeu et la moins forte lorsqu’il s’agit de prêter attention aux besoins de l’autre » 11.
On constate depuis la fin des années 90 qu’une véritable politique est mise en œuvre par les Etats et les institutions de l’Union concernant les défis soulevés par le vieillissement de la population en Europe, au point d’en faire une priorité. Ce mouvement a permis d’adopter des instruments juridiques qui prennent en compte cette problématique, l’intègrent dans les politiques européennes dans le but d’instaurer une solidarité à l’égard des personnes âgées. A ce titre, on peut citer les directives 2000/43 et 2000/78 qui fixent des règles tendant à combattre les discriminations fondées sur l’âge en matière d’emploi et de travail. Il s’agit désormais d’élaborer de nouveaux textes fondés sur la notion de solidarité et adaptés aux besoins des séniors dans le cadre de la crise sanitaire actuelle.
Faire de la solidarité intergénérationnelle une ambition collective
Le concept de solidarité intergénérationnelle suppose une démarche de réciprocité qui traverse, comme une exigence, les relations humaines : « c’est à mon tour de rendre », « mes parents ont fait ce qu’ils avaient à faire, à moi maintenant de les aider ». On peut envisager la relation de solidarité intergénérationnelle sous l’angle de l’égalité où chaque partie échange avec l’autre pour obtenir ce qui lui manque. De nombreuses études démontrent l’apport essentiel des aînés dans une société. Auprès des enfants, ils ont un rôle de soutien affectif et de guide. Ils sont des exemples de vie, peuvent constituer un modèle et c’est par eux que les traditions et les valeurs familiales sont transmises. Auprès des parents, les aînés ont un rôle de conseiller et d’écoute. Une telle implication brise non seulement leur solitude mais entretient également leur estime de soi et leur sentiment d’utilité. L’ensemble de la société gagne à ce que les relations intergénérationnelles soient encouragées dans les situations de crise. Renforcer la solidarité à l’égard des séniors en temps d’épidémie de coronavirus doit être une ambition collective dont chacun serait le porteur. Ceci non pour lui-même mais pour un mieux-être collectif, la solidarité impliquant l’idée d’une responsabilité commune et partagée. De nombreux instruments européens s’inscrivent dans une telle perspective de solidarité et prévoient une action positive en faveur des personnes âgées par le biais de mesures destinées à « prévenir ou compenser certains désavantages » 12.
Les problématiques liées au vieillissement relèvent à la fois des politiques sociales et de santé. Si la compétence incombe largement aux États membres, l’UE peut jouer un rôle par le soutien apporté aux mesures et actions destinées à améliorer les conditions de vie des personnes âgées, en stimulant de nouvelles réflexions et échanges d’expériences. L’article 168 TFUE précise que « l’action de l’Union (en matière de protection de la santé) […] complète les politiques nationales ». L’article 152 TFUE relatif à la politique sociale indique que « l’Union soutient et complète l’action des États membres ». Etant donné que les objectifs de la solidarité intergénérationnelle « ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres en raison de la nécessité d’échanger des informations entre pays et de diffuser les bonnes pratiques au niveau de l’Union, et peuvent donc, en raison de l’ampleur de l’action, être mieux réalisés au niveau de l’Union, celle-ci peut prendre des mesures conformément au principe de subsidiarité consacré à l’article 5 TFUE » 13.
Ainsi, des mesures de soutien aux séniors, destinées à prévenir ou compenser les difficultés qui résultent de la mise en place de barrières sanitaires destinées à les protéger, peuvent être adoptées sur le fondement des dispositions des traités de l’UE, afin d’organiser une forme certaine de solidarité. Il convient pour les États de se saisir du problème, criant aujourd’hui, et d’élaborer des mécanismes destinés à garantir à nos aînés des conditions de vie satisfaisantes et respectueuses de leurs droits en tant que personnes.
1 – L’Assemblée générale des Nations-Unies avait décidé de célébrer 1999 comme l’« Année internationale des personnes âgées ».
2 – COM (1999) 221 final, 21 mai 1999.
3 – R. Bieber, « Sans solidarité, point d’Union européenne », RTDE, 2012, p. 295 et s.
4 – J. Rideau, « Les valeurs de l’Union européenne », RAE, 2012, n° 2, p. 346.
5 – « Les États membres appuient activement et sans réserve la politique extérieure et de sécurité de l’Union dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle et respectent l’action de l’Union dans ce domaine ».
6 – Voir par exemple « Les principes fondateurs de l’Union européenne » (ss dir. J. Molinier), PUF, coll. Droit et justice, 2005, p. 250 et s. ; A. Levade, « La valeur constitutionnelle du principe de solidarité », in « La solidarité dans l’Union européenne » (ss dir. C. Boutayeb), Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2011, pp. 41-52.
7 – J.V. Louis, Th. Ronse, « L’ordre juridique de l’Union européenne », LGDJ-Bruylant, 2005, p. 184.
8 – Voir par exemple CJCE, Commission c./ France, 10 déc. 1969, aff. jointes 6 et 11/69, Rec. p. 523, § 16 ou CJCE, Commission c./ Royaume-Uni, 7 fév. 1979, aff. 128/78, Rec. p. 419, § 12.
9 – C. Philippe, « Un droit pour les séniors ? », Gérontologie et société, 2012/4, n°143, pp. 143-171.
10 – Voir notamment K. Abderemane, « La solidarité : un fondement du droit dans l’intégration de l’Union européenne », thèse de doctorat, Poitiers, 2010, Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne.
11 – J.H. Weiler, « Décoder l’ADN politique et juridique de l’intégration européenne, étude prospective », Revue de l’Union européenne, n° 562, oct-nov. 2012, p. 583.
12 – Directive 2000/78 du Conseil du 27 nov. 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, préc., art. 7.
13 – Décision n° 940/2011/UE du PE et du Conseil du 14 sept. 2011, JOUE du 23 sept. 2011, n° L 246, p. 8, §30.