16 février 2021 l Danièle Lamarque, avec le point de vue des intéressés
Au nom du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, la Ve république a imposé qu’un parlementaire nommé au gouvernement soit remplacé par son suppléant. (À noter que d’autres grandes démocraties, le Royaume-Uni et les États-Unis, ont moins de scrupules, puisque leurs ministres continuent de siéger ; il n’est pas indifférent que les deux pays se caractérisent par un pouvoir législatif fort). Pendant cinquante ans, ce remplacement était définitif : le député ne retrouvait pas son siège s’il quittait le gouvernement, et son suppléant le gardait jusqu’à la fin de la législature. Cette situation insatisfaisante ne pouvait être corrigée que par une révision de la constitution : ce que le président Giscard d’Estaing ne put mettre en œuvre, le comité Balladur sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions l’amena avec la révision constitutionnelle de 2008 qui modifia, notamment, l’article 25 de la constitution et introduisit le remplacement temporaire.
Cette réforme, succinctement traduite dans le code électoral (LO 176-1), est pourtant loin de résoudre tous les problème juridiques et pratiques que pose le remplacement temporaire. Treize ans après, rien n’est réglé ; pire, la situation s’est aggravée avec les fluctuations, voire les ruptures, qui caractérisent les partis depuis la dernière législature. Des suppléants du parti majoritaire de l’actuelle législature pointent les lacunes, voire les incohérences du système, et se sont constitués en association : l’ASPAN, Association des suppléants de députés progressistes de l’Assemblée nationale. La lecture des textes, de la doctrine et de la presse, le recensement et l’analyse de l’Observatoire de la vie politique et parlementaire et des entretiens avec quelques suppléants et le président de l’ASPAN éclairent ces lacunes et ces incohérences et militent pour la définition d’un statut du suppléant.
Principal grief : le suppléant n’a pas d’existence officielle dans la circonscription, sauf s’il a lui-même (une centaine de cas) un mandat local, ce qui est plus fréquent dans les partis traditionnels que dans un nouveau parti comme LaREM :
« Auparavant de très nombreux suppléants étaient déjà investis avec ou sans mandat dans la vie politique locale et trouvaient aisément des fonctions électives au sein des instances locales ou régionales ; je pense à titre personnel que le suppléant est aussi un élu et qu’à ce titre il a démontré sa volonté de s’impliquer dans la vie politique locale, régionale ou nationale », déclare Dominique Sassoon, suppléant de la députée des Bouches-du-Rhône Anne Laurence Pétel.
« En ce qui me concerne, j’aurais voulu continuer à avoir un rôle actif au sein de ma circonscription pour épauler, accompagner, en présence ou en absence de mon député, les citoyens et les dossiers inhérents aux problématiques de terrain », déclare Marie Françoise Coelho, suppléante de Thierry Michels, député du Bas-Rhin..
Mais le suppléant se trouve empêché, dans cette fonction de représentation du député qu’il pourrait assumer, par son absence de statut : pas d’insigne, pas d’inscription dans le protocole, il est transparent et on ne manque pas de le lui faire sentir. Il suffirait pourtant de modifier le décret du protocole républicain pour régler le problème, comme le demande l’ASPAN. En revanche, l’Assemblée nationale lui a reconnu tout récemment le droit à des frais de mission : ce qui équivaut bien à lui reconnaître une fonction de représentation du député.
Deuxième incohérence, plus grave : le suppléant n’est pas préparé à exercer son mandat, alors qu’il a vocation à devenir député à part entière. Or ce remplacement concerne 10% de l’Assemblée actuelle, ce qui n’est pas négligeable. Et il doit intervenir dans un délai d’un mois, et un mois de nouveau pour revenir à la vie civile (Giscard avait imaginé un délai de six mois). Le suppléant ne bénéficie à cet effet d’aucune formation ; c’est ce que déplore Marie-Françoise Coelho, suppléante de Thierry Michels, député du Bas-Rhin :
« Nous, suppléants, devrions bénéficier de formations gratuites (ce qui serait la moindre des choses) pour exercer notre fonction et être accompagnés, pour ceux qui le souhaitent et ne sont pas déjà élus locaux, pour exercer des responsabilités au sein de nos communes ou circonscriptions ».
Rien n’est prévu non plus pour vérifier l’éligibilité du suppléant, avant même son élection. Tout problème qui empêcherait son accès à l’Assemblée, inégibilité ou décès, ne peut être réglé que par une élection partielle.
C’est cet « inconfort, personnel et professionnel », que relève Thierry Sessin-Caracci, président de l’ASPAN et suppléant de Marie Lebec, députée des Yvelines :
« On est élus mais on n’est pas considérés comme des élus ».
La troisième source de confusion est politique. Le suppléant est lié à son député par un contrat politique, voire moral. Ils font campagne ensemble, mais que vaut cette union ? Si un député change de parti, ce qui est de plus en plus fréquent, le suppléant est-il lié ? La rupture du pacte politique se révèle fréquente au moment des élections, on l’a vu notamment lors des municipales : tel qui croyait se voir naturellement investi par le parti a été écarté, tel autre s’est trouvé en désaccord avec les décisions du gouvernement, tel autre enfin déplore l’absence de « communication franche et cordiale » (Dominique Sassoon) avec sa députée. Il est en revanche interdit au suppléant de se présenter contre son député, à la législative suivante, ce que l’on peut interpréter comme une forme de dépendance contraire à la logique du mandat représentatif. Et la parité n’a pas non plus été pensée dans la composition du binôme.
Cette tension entre allégeance et autonomie est source de plus grande confusion encore lorsque le suppléant est recruté par son député comme assistant parlementaire, ce qui est le cas pour 10% d’entre eux. Le lien de subordination inhérent au contrat de travail est-il compatible avec le statut d’élu ?
Tout se passe comme si on n’avait jamais anticipé que le suppléant devienne député à part entière. L’attachement au dogme de la séparation des pouvoirs a inspiré l’incompatibilité de l’article 23 de la constitution entre fonctions gouvernementales et mandat parlementaire, et le mécanisme du remplacement temporaire de l’article 25. Le statut du suppléant n’en a pas été clarifié pour autant, et la réforme est source de « nombreuses difficultés et situations artificielles »1. Ces incohérences révèlent une absence d’anticipation de problèmes que la pratique, et l’évolution de la vie politique, ont multipliés. Aucune jurisprudence ne vient les résoudre : le Conseil constitutionnel n’est compétent que pour l’élection d’un parlementaire. Certes l’édiction d’un statut ne résoudrait pas toutes les situations. Elle aurait au moins le mérite de reconnaître le statut d’élu à celui ou celle que les électeurs ont choisi en même temps que leur député.
1 Lamouroux Sophie, « La révision de l’article 25 de la Constitution ou la mise en place d’une incompatibilité à coquille vide », Revue française de droit constitutionnel, 2009/1 (n° 77), p. 135-145. DOI : 10.3917/rfdc.077.0135. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2009-1-page-135.htm
Ce billet fait l’objet d’un article publié dans Le Monde :